Partie 1 et Partie 2 disponibles ici et ici.
Truby [2] recommande de doter son personnage de défauts. Il va même jusqu'à suggérer que le protagoniste doit blesser les autres. N'est-ce pas périlleux en termes d'attachement ? Les défauts des héros sont-ils de vrais défauts, ou des prétextes, de petits défauts sympathiques pour nuancer vaguement son protagoniste ?
Yves Lavandier : Non, moi je pense que vous pouvez utiliser de vrais défauts, y compris moraux. Si c'est psychologique, on n'en voudra pas au personnage. « Oh le pauvre il est paresseux ». Mais si en plus il fait chier les autres, qu'il a un défaut moral, ça peut très bien marcher. Surtout si vous lui faites vivre du conflit, et que vous faites assez vite comprendre au lecteur que votre personnage a une chance de se transformer : l'une des fonctions magiques du récit, c'est de nous indiquer la voie pour grandir. Et avec un défaut moral, on va vous suivre tout de suite. Pour moi il n'y a aucun problème à présenter les défauts. Il y a plein d'exemples. Est-ce que vous avez vu un film qui s'appelle Thank you for smoking ? Le protagoniste principal n'est pas parfait, il empoisonne des milliers de gens avec le tabac ! Mais il est attachant. Il a un gros défaut moral. Et il a tellement d'emmerdes dans sa vie privée que moi j'accroche.
Est-ce qu'on ressent de l'empathie pour le salaud, ou bien on a envie qu'il ait des emmerdes ?
Yves Lavandier : Très bonne question. On a toujours envie de voir puni le méchant à un moment donné. Dans Thank you for smoking, je ne l'ai pas vécu comme ça. J'étais vraiment avec lui, j'avais envie qu'il s'en sorte. Alors que dans sa caractérisation, c'est quand même, par certains côtés, une ordure. Il est comme vous et moi, avec des bons et des mauvais côtés. Après, ça dépend pour qui vous écrivez.
Les suites : comment reconstruire un nouveau but quand le premier a été atteint dans le premier volume ?
Yves Lavandier : On en a parlé un peu tout à l'heure. Vous mettez un nœud dramatique dans le troisième acte et puis voilà. Ça appelle des conséquences, un nouvel objectif… C'est vraiment une difficulté ça (silence) ?
Si vous prenez Truby, vous avez un défaut moral. À la fin du récit, vous le surmontez ou pas. Le but a été atteint ou pas. Le personnage a évolué ou pas. Mais comment de nouveau susciter l'envie d'évoluer ou de grandir alors que le protagoniste principal a déjà grandi ou échoué dans le premier volet ?
Yves Lavandier : Alors en général, quand on fait une suite, c'est qu'il y a une chose qui n'a pas été résolue dans l'évolution du personnage. Je pense qu'il n'a pas grandi. Ou alors la suite est un remake comme Rocky II, Rambo II… Dans une série télé comme Breaking Bad, d'une saison à l'autre, pour moi le protagoniste principal n'évolue pas.
La question qui tue : quels seraient vos premiers conseils à de jeunes auteurs qui veulent écrire un roman ou un scénario ?
Yves Lavandier : Le dernier conseil que j'ai noté c'est : lire et relire Comment ne pas écrire des histoires d'Yves Meynard. C'est vachement bien, je suis d'accord avec 90% de ce qu'il dit. Yves Meynard est un Canadien qui a écrit plein de romans relevant de l'imaginaire, il a été directeur littéraire de la revue Solaris pendant 5 ou 6 ans et a reçu plein de manuscrits. D'ailleurs, quand on le lit on se dit « oh le pauvre, qu'est-ce qu'il a du dérouiller », c'est très drôle. Il raconte que beaucoup d'auteurs font trop confiance aux idées géniales d'arènes extraordinaires et à leur imagination, au détriment de la structure, du style, de l'humanité et de la caractérisation des personnages. Donc l'imaginaire, oui, mais moi, perso, ce que je préfère dans le genre qui vous intéresse, c'est quand ça me dit quelque chose sur la nature humaine. J'aime quand ça me distrait, c'est la première règle, mais aussi quand ça me dit quelque chose. C'est pour ça que j'adore les métaphores, qui sont une grande spécialité anglo-saxonne. Les métaphores narratives.
Qu'est-ce que vous appelez « la métaphore narrative » ?
Yves Lavandier : C'est quand vous utilisez une métaphore pour dire un truc sur la nature humaine. Quand Woody Allen raconte l'histoire d'un homme-caméléon dans Zelig, un faux documentaire, il ne raconte pas l'histoire d'un homme-caméléon. Il raconte sous forme métaphorique comment certains individus en manque de confiance font tout pour adopter les idées et les manières des gens qui les entourent afin de se fondre dans le microcosme. D'ailleurs Woody Allen a déclaré que c'est ce qui l'avait motivé à réaliser Zelig. Se foutre de la gueule de ces gens-là.
Comment doit-on exploiter le fait que le lecteur connaisse les personnages ? S'attendre à les retrouver demande du renouvellement ?
Yves Lavandier : Certains éléments vont rester constants. Vous ne changez pas la caractérisation du capitaine Haddock d'un roman à l'autre mais en revanche vous changez l'arène, l'objectif, la nature des obstacles, etc. Et encore, Haddock n'est pas un très bon exemple car, et c'est typique d'Hergé, Haddock apparait dans Le Crabe aux pinces d'or. Or il n'a pas tout à fait la même caractérisation que dans tous les albums qui vont suivre. Il est pitoyable, victime. Mais une fois que Hergé a trouvé son personnage, là ça devient une constante. Il y a un autre truc que vous pouvez garder constant : c'est le sujet. Si vous écrivez le scénario de Rocky II, ça ne peut pas être l'histoire de Rocky qui apprend le piano (rires). Les gens veulent forcément voir un match de boxe. Pour moi Rocky II n'est pas une suite, c'est un remake. Comme dans un épisode de sitcom, on répète le même principe.
Comment gérer la tension dans tout le second acte, le « risque de ventre mou » ?
Yves Lavandier : C'est une bonne question car c'est vrai que c'est l'une des grandes difficultés de notre métier. Moi je dirais : climax médian et ironie dramatique. Grosse ironie dramatique (rires).
Est-ce qu'on peut faire des pauses dans l'intrigue principale sur des œuvres longues en mettant par exemple en avant les intrigues secondaires ?
Yves Lavandier : La question que je me pose toujours, comme pour le conflit, c'est « quel est l'intérêt d'avoir une intrigue secondaire » ? Je ne dis pas qu'il n'y en a pas. Il n'y a pas de réponse, mais je me pose toujours la question. C'est vrai que j'ai du mal, et je pense que c'est un défaut, à m'intéresser à d'autres personnages que le protagoniste auquel je m'identifie. Donc je ne me fais pas chier avec des intrigues secondaires. Je trouve que la grande qualité d'une intrigue secondaire, c'est de dire, d'un point de vue presque philosophique, que le monde n'est pas fait que de l'action de mon protagoniste. Il y a d'autres personnages et d'autres actions qui l'entourent. C'est une façon de ne pas être égocentré. Un autre intérêt, c'est de décliner un thème. Shakespeare le fait magnifiquement dans Le Roi Lear, il y a l'intrigue principale avec le roi Lear et ses filles, et l'intrigue secondaire avec Gloucester qui a deux fils, et des ennuis avec son fils bâtard. Donc il y a un parallèle thématique, et en plus de ça l'intrigue secondaire finit par avoir des répercussions sur l'intrigue principale. Parfois une intrigue secondaire pose des gros problèmes. Je ne sais pas si vous vous souvenez, dans Le Goût des autres, il y a une intrigue principale que je trouve savoureuse, c'est celle de Jean-Pierre Bacri qui veut être aimé de la chanteuse d'opéra. Et à côté de ça, une intrigue secondaire mal structurée avec Lanvin, Chabat et Jaoui. Le risque, c'est de passer à une intrigue plus faible. Si une intrigue secondaire a pour but de remplir, faites une nouvelle !
Quels sont les livres qui vous ont le plus impressionné dans leur construction ?
Yves Lavandier : Ce que vous appelez construction, c'est structure ou quelque chose de plus ?
La structure narrative…
Yves Lavandier : Dommage ! (rires). Pour moi, la structure c'est quelque chose d'assez simple. On revient à la structure en trois actes. Je ne dis pas que le travail de structure est facile. Parce que mettre trois actes, un incident déclencheur et un climax c'est facile. Le vrai travail de structure, c'est un travail de préparation-paiement [3], et ça c'est du boulot. Mais c'est quand même assez simple. Si je dois vous répondre sur les œuvres qui me bluffent du point de vue structurel, aucun roman ne m'impressionne. Alors qu'en films, je citerais Toy Story, La Mort aux trousses, To be or not to be, La Garçonnière, Retour vers le futur, parce que ce sont des festivals de préparation-paiement. Tout est hyper organique, tout paie. Si vous changez un élément, ça n'a plus de sens, ça ne tient plus la route. Mais pour moi la construction, c'est plus que ça. C'est le choix de la structure, mais aussi de la forme, des personnages, pour raconter une histoire. Un exemple tout bête : dans 21 grammes, l'incident déclencheur c'est un accident de voiture dans lequel un homme meurt. Si mes souvenirs sont bons, ses deux filles sont à l'hôpital. On va suivre sa femme, Naomi Watts, la mère des deux filles. Le cœur de la victime va être transplanté chez un homme, Sean Penn, qui a fait une demande d'organe. Et on va suivre l'auteur de l'accident, Benicio del Toro. Un film choral, avec trois personnages qui sont tous liés à l'accident de voiture. Le scénariste Guillermo Arriaga a logiquement écrit dans l'ordre. Ensuite il se retrouve avec 60 scènes. Il les découpe en 4 parties. Donc il se retrouve avec 240 bouts de scènes. Il les met dans un chapeau et puis il tire au hasard. Et il explose complètement son récit à la manière d'un puzzle, c'est le bordel… mais pas tout à fait. Il se trouve que l'essentiel de l'incident déclencheur, l'accident de voiture, se trouve au bout de 15-20 minutes dans le film. Et l'essentiel du climax se trouve… 5 minutes avant la fin. Donc la construction est folle, unique, originale, mais la structure est toujours la même ! C'est toujours mes 3 actes. Dans En attendant Godot la construction est assez originale mais la structure, c'est 3 actes.
Et Magnolia ?
Yves Lavandier : Magnolia, c'est choral. Magnolia… on n'a pas le temps (rire général). Bref, les livres qui m'ont impressionné dans leur construction : Fondation d'Isaac Asimov, tout le monde connaît. Je trouve ça génial. Un truc que je trouve sublime : Asimov fait des ellipses monumentales sur des siècles, et pourtant il y a une unité d'action, c'est toujours la même histoire. C'est assez fascinant. Les liaisons dangereuses, parce que ça raconte une histoire assez simple très cruelle, très cynique, mais d'une façon hyper originale. Le meurtre de Roger Ackroyd d'Agatha Christie, je ne vous en dirais pas plus, ceux qui connaissent savent de quoi je parle. Dans la série Blueberry, le cycle du cheval de fer et le cycle du trésor des confédérés. Je trouve que c'est ce que Charlier a fait de plus sublime. C'est l'Alexandre Dumas de la bande dessinée. Ces deux cycles-là, c'est 24 heures chrono au Texas en 1870… Incroyable ! Et il a bien compris comment justifier les deus ex machina, c'est fascinant. J'ai aussi bien aimé Harry Potter et le prisonnier d'Azkaban, en partie parce qu'il y a une histoire de voyage dans le temps, et je trouve que ça paie bien, l'histoire du manteau. Et Le Cercle de la croix, un roman de Ian Pears, qui date de 1997, une espèce de thriller moyenâgeux. On suit un personnage, une première histoire, ensuite un autre personnage mais c'est la même histoire racontée sous un autre angle. Et l'auteur fait ça quatre fois. C'est « l'effet Rashômon ».[4]
Pour revenir à la question qui tue « quels seraient vos premiers conseils à de jeunes auteurs qui veulent écrire un roman ou un scénario », les conseils que je vais vous donner s'adressent à tous les auteurs, jeunes ou vieux.
- D'abord, écrire-écrire-écrire… Il y a un auteur américain qui disait « beaucoup d'aspirants écrivains passent du temps à aspirer et très peu à écrire ». (rires) C'est vrai. Si vous êtes aspirants écrivains il faut écrire.
- Tenir compte du récepteur.
- Être authentique, pas chercher à copier la mode, pas chercher à plaire aux critiques littéraires etc. Ne pas être dans la posture.
- Mettre du conflit dynamique.
- Réécrire. Vous savez que ce ne sont pas les américains qui ont inventé ça ? C'est Boileau. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ».
- Faire lire, mais ce n'est pas à vous que je vais dire ça (rires). Faire bêta-lire, pourrait-on dire… J'ai compris que vous étiez des experts.
- Entendre les retours, là aussi je pense que vous vous débrouillez pas mal. Et je vous félicite d'ailleurs, j'étais assez admiratif de ce qu'on m'a raconté sur les Tremplins de l'Imaginaire.
- Et lire et relire Comment ne pas écrire des histoires. (rires) J'ai presque envie de dire que c'est aussi utile que La Dramaturgie, Truby, et compagnie. ».
Notes :
[2] John Truby est l'un des plus grands script doctors au monde, il a écrit un ouvrage célèbre, L'Anatomie du scénario.
[3] En dramaturgie, la préparation-paiement est le fait d'utiliser un élément de l'intrigue à un moment pour s'en servir plus tard dans le récit.
[4] Rashômon est un célèbre film japonais réalisé par Akira Kurosawa, sorti en 1950. Dans le long-métrage quatre personnages différents racontent chacun leur version d'un crime.
La rencontre s'est terminée comme elle a commencé, dans la bonne humeur. Un grand merci à Yves Lavandier pour sa disponibilité, ainsi qu'aux grenouilles pour leurs pertinentes questions !
Retranscription par Jean-Sébastien Guillermou (Sycophante), relecture par Silvie Philippart de Foy (Garulfo) et Hatsh, et correction par Aurélie Wellenstein (Arya).
Merci à Yves Lavandier d'avoir accepté la retranscription de cette rencontre pour ceux qui n'y étaient pas !
RépondreSupprimer(et merci à l'équipe courageuse qui s'en est chargée)
Ces échanges étaient très intéressants, ça permet d'avoir de nouveaux axes d'approche pour certaines corrections (particulièrement les soucis de manque de conflit).
Mille mercis à Sycophante pour cette étourdissante retranscription, à Garulfo, Arya et Hatsch pour le travail derrière et bien sûr, à M. Lavandier pour cette formidable conférence !
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