jeudi 9 octobre 2014

Rencontre avec Yves Lavandier - Partie 2

Suite de la retranscription de la rencontre avec Yves Lavandier en mai 2014.
La partie 1 est disponible ici.




Dans un roman, l'ironie dramatique diffuse doit-elle être privilégiée ?

Yves Lavandier : Tout le monde voit ce qu'est l'ironie dramatique diffuse ? L'ironie dramatique, c'est quand le spectateur a une information qu'un des personnages n'a pas. Exemple : nous savons que c'est Cyrano qui écrit les lettres, Roxane l'ignore. L'ironie dramatique diffuse, c'est quand le spectateur le sent, et non le sait. C'est plus… diffus ! Les bons auteurs jouent avec ça. Mais ce n'est pas installé par l'auteur comme une certitude. Exemple : la première scène d'Inglourious Basterds. Un nazi demande à un paysan s'il ne cache pas des Juifs. Au début le paysan nie. Mais il n'a pas l'air très à l'aise. Enfin en même temps, si j'avais Christoph Waltz en nazi en face de moi je ne le serais pas non plus (rires). Et puis au milieu de la scène, on passe sous le plancher via un travelling et on voit quatre ou cinq Juifs dissimulés. Tarantino passe d'une ironie dramatique diffuse à une ironie dramatique lourde. Donc je ne pense pas que l'ironie dramatique diffuse doit être privilégiée. Vous pouvez aussi mettre de l'ironie dramatique lourde dans vos romans. J'ai plein d'exemples : dans Le Comte de Monte-Cristo je crois qu'il y a beaucoup d'ironie dramatique lourde. On sait que le comte est Edmond Dantès, on connaît ses motivations, il y a beaucoup de personnages qui l'ignorent. Si mes souvenirs sont bons, Dantès se déguise en plein de personnages. Dans 1984, on sait que Winston écrit un journal et Big Brother l'ignore. Winston a une aventure sentimentale avec Julia dans des circonstances clandestines. Moi je trouve ça intéressant que les victimes de l'ironie dramatique, en l'occurrence les méchants et non les protagonistes, soient invisibles. Il s'agit d'une menace qu'on ne voit pas. Dans Prison Break ou la Grande Évasion, la victime type de l'ironie dramatique c'est également « le méchant », l'opposant principal. Pour en revenir à la question, la personne qui l'a posée laisse entendre qu'il n'y a pas d'ironie dramatique lourde dans les romans. Et Le Journal d'Anne Franck ? Je ne vous fais pas un dessin, il y a une grosse ironie dramatique. Dans toute la première moitié de Lolita on sait que Humbert est amoureux de Lolita et pas de sa mère. Dans Don Quichotte, on sait que les châteaux sont des auberges, que les géants sont des moulins à vent, Don Quichotte l'ignore. Dans Madame Bovary, Charles, le mari d'Emma, ignore que sa femme a des amants. Je ne me souviens plus si c'est résolu. Chez Homère, le cheval de Troie, le cyclope, la toile de Pénélope, c'est aussi de l'ironie dramatique. Dans Crime et Châtiment, un personnage assassine deux vieilles dames et tout le monde l'ignore. Alors allez-y sur l'ironie dramatique, laissez-vous aller, ayez la main lourde ! L'ironie dramatique est un mécanisme vraiment passionnant parce que, contrairement à tous les autres mécanismes qui découlent du conflit, elle vient du mode de réception du récit. Lorsque nous vivons une histoire réelle, nous ne sommes pas dans l'ironie dramatique, parce que nous n'avons pas de recul. Mais dès que vous racontez une histoire à un lecteur, ou à un spectateur, et qu'il a du recul, aussitôt cette distance crée de l'ironie dramatique, diffuse ou lourde.


L'idée c'est donc qu'il faut informer le lecteur…

Yves Lavandier : Ah oui ! Pour l'intéresser, pour le faire participer. Certains auteurs, par manque de confiance, ont peur de donner trop d'infos, de tout livrer, qu'il n'y ait plus de surprise.


Est-ce que l'ironie dramatique est forcément en opposition avec le mystère ? Dans son livre sur l'écriture de scénario, Jean-Marie Roth en parle comme des outils différents, voir complémentaires.

Yves Lavandier : Oui, on peut mélanger.


Est-ce qu'on ne peut pas assimiler le mystère à de l'ironie dramatique diffuse ?

Yves Lavandier : Non. Le mystère, c'est dire « il vous manque une information, mais je ne vous dirai pas laquelle ». Parfois, dans un scénario, il n'y a pas de mystère du tout. Alors, bien sûr, il vous manque la réponse dramatique, vous ne savez pas comment ça se termine. Mais sinon, le personnage cherche à atteindre un objectif, il y a un obstacle et vous prenez ça pour la réalité fictive. Soudain, coup de théâtre, surprise : ce n'est pas du tout ce qu'on croyait ! Ce n'est pas parce qu'il y avait du mystère, mais parce qu'il y avait une fausse piste. C'est-à-dire que vous avez fait croire que vous disiez tout et que c'était vrai.


Comment appelle-t-on l'ironie dramatique dans laquelle on donne sciemment des fausses informations au lecteur ? Ce n'est pas de l'ironie dramatique…

Yves Lavandier : Non, ce sont de fausses pistes. Cela peut être de la triche, mais pas nécessairement. Dans Le Limier, un écrivain invite l'amant de sa femme pour lui dire « je sais que vous couchez avec ma femme, ça ne me dérange pas. Mais elle a envie d'aller vivre avec vous et ce que vous ne savez pas, c'est qu'elle est très vénale. Or moi je n'ai pas envie qu'elle revienne (rires). Donc, je vais vous financer pour que vous me débarrassiez de ma femme une bonne fois pour toutes ». Le coiffeur est un peu étonné : il doit voler des bijoux, tandis que le mari obtiendra l'argent de l'assurance. Au bout de vingt-vingt-cinq minutes, coup de théâtre : on se rend compte que les motivations de l'écrivain ne sont pas tout à fait conformes à ce qu'il vient de raconter. Mais il n'y a pas de triche ! Ce n'est pas l'auteur qui ment au spectateur, c'est l'un des personnages qui ment à l'autre personnage. Donc ça marche très bien. Il n'y a pas de mystère. C'est une fausse piste. Et puis ça rebondit après, car il y a sept coups de théâtre en tout dans la pièce. Il y a plein d'œuvres qui mélangent ironie dramatique, surprise et fausses pistes comme Psychose ou La Mort aux trousses. Mais j'ai tendance à penser que l'ironie dramatique et la surprise sont des outils plus efficaces et plus intéressants que le mystère.


Pensez-vous que le cinéma influence le romancier dans son écriture ? Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?

Yves Lavandier : Je ne vois pas en quoi ce serait une mauvaise chose. On est tous influencés par le cinéma mais aussi, plus généralement, par la vie. C'est une qualité que tous les auteurs ont : être des éponges, absorber, avoir l'œil.Ce qui est mauvais, et ça m'est arrivé quand j'étais plus jeune : sortir d'un film qui m'avait emballé, un Jacques Tati, et avoir envie de faire la même chose. C'est une erreur énorme parce que vous y perdrez votre âme. Mais c'est humain. Le plus terrible, c'est suivre la mode. On devient un artiste le jour où on n'a plus envie d'imiter ses aînés mais de faire mieux qu'eux. Ou de faire différent. De faire œuvre personnelle.

Il y a quand même un truc avec les principes fondamentaux aussi bien chez les Grecs, que chez les Chinois, à toutes les époques, dans tous les pays. Vous savez qu'il existe une version chinoise de Cendrillon ? En ce qui concerne l'ironie dramatique diffuse, un enfant, même chinois, devine que les deux sœurs n'arriveront pas à rentrer dans la pantoufle.


En ce qui concerne ces principes anciens, le deus ex machina était admis, voir même souhaité dans l'histoire…

Yves Lavandier (catégorique) : Non, non… Dans Iphigénie, les vrais dieux débarquent au troisième acte. Mais dès qu'on n'est pas dans une culture de ce type, il faut oublier les deus ex machinae. Dans plein de pièces grecques, il n'y a pas de deus ex machina. Aristote dit clairement que toute solution qui ne vient pas du personnage est à bannir ! Aristote l'écrit. Ces principes fondamentaux, je les vois depuis l'Antiquité, je les vois sur toute la planète. Au théâtre. Quand la radio et le cinéma sont arrivés, cela n'a pas changé.




Comment appliquer le show don't tell dans un roman ? Présente-t-il des limites ? Dans La Dramaturgie, j'ai le sentiment que le show, don't tell était appliqué à la caractérisation. Dans le roman, nous avons tendance à l'étendre à tout, et notamment aux émotions. Ne jamais décrire « Martin a peur », mais décrire « les battements affolés de son cœur »…

Yves Lavandier : Moi je préfère « Martin a peur » ! (Rire général).


N'a y-t-il pas un risque de lourdeur ?

Yves Lavandier : En fait le show, don't tell vaut bien sûr pour la caractérisation, mais pas seulement. Il vaut pour tout. Il vaut en dramaturgie, en littérature. Exemple : celui de Tweener dans Prison Break. Dans la première saison, Michael Scofield vient voir un nouveau prisonnier. « On m'a dit que tu étais un expert pickpocket ». Et Tweener répond « ouais, c'est possible ». Si on s'arrête à ça, les choses sont dites. On vient de dire que Tweener est un super pickpocket mais on ne l'a pas montré. La logique voudrait que pour le montrer, on voit Tweener en train de voler quelque chose, or ce n'est pas ce qui se passe. Michael Scofield dit à Tweener : « j'ai besoin de récupérer une montre sur le poignet d'un gardien ». Tweener répond : « quel type de montre ? ». C'est que du dialogue ! Scofield réplique « quelle importance ! ». Tweener s'explique : « j'ai besoin de connaître le type de montre, il y a des fermoirs plus ou moins difficiles à voler. Quelle marque ? » C'est que du dialogue. On pourrait dire que les choses sont dîtes, mais pour moi elles sont montrées.

Un autre exemple : le court-métrage Avant que de tout perdre. Cela commence par du mystère. Une femme jouée par Léa Drucker passe chercher ses enfants à l'école. Ils ont tous l'air très motivés, très sérieux. Et ils se retrouvent dans un supermarché dans lequel travaille la protagoniste (elle est caissière). Au bout de cinq, dix minutes, on comprend que leur objectif est de quitter la ville. Parce que le mari est hyper violent et qu'elle n'en peut plus. La seule solution pour elle, c'est de se barrer sans qu'il le sache. Beaucoup de gens disent, à propos de ce court-métrage, que les choses ne sont pas montrées. Parce qu'en effet, à aucun moment dans le film on ne voit le père (joué par le paysan… d'Inglourious Basterds !), frapper sa femme. En vérité, la violence conjugale est montrée de cinq façons différentes ! La détermination des protagonistes, les visages pleins de compassion des collègues, les cris du gamin quand il apprend que le père vient d'arriver au supermarché, la gueule du père qui n'a pas l'air de rigoler, et les hématomes sur le corps de la protagoniste. Donc les choses sont montrées, pas de façon évidente, mais moi j'appelle ça « montrer les choses ». Pour moi la violence conjugale est montrée. Mais pas comme on s'y attend. Pour en revenir à la question, écrire « Martin a peur », ça peut marcher. Mais si j'étais à votre place je me dirais « bon, Martin a peur, mais qu'est-ce que ça lui fait faire ? ». De la transpiration, d'accord. Rien que ce détail peut montrer que Martin a peur. Mais souvent, quand on a peur, on ne se contente pas de transpirer. C'est d'ailleurs une question qu'on se pose en tant que scénariste. La solution pour le show, don't tell, et c'est assez difficile, c'est de se mettre à la place de chaque personnage. On a tendance à se mettre à la place de son protagoniste auquel on veut que le lecteur/spectateur s'identifie. Mettez-vous aussi dans la tête de l'opposant principal, du sidekick, du chauffeur de taxi. Si vous vous mettez dans la tête, dans le cœur, dans les tripes de Martin, et qu'il a peur, il ne va pas siffloter… Ou alors si ! Il va siffloter justement. Pour cacher sa peur, par exemple. Il va siffloter faux.


La structure en trois actes : jusqu'où utiliser une structure en trois étapes ?

Yves Lavandier : Pour moi, c'est hyper simple. Un avant, un pendant, un après. Exemple : l'affaire DSK, la catastrophe minière en Turquie… La vie est une accumulation de structures en trois actes, fractale. Je trouve ça assez utile pour écrire. Le climax est forcément dans le pendant. Ça ne peut pas être dans l'après. Maintenant, c'est une question de définition, peu importe. Ce qui compte, c'est que vous adoptiez la méthode qui vous aide. Je ne cherche pas avoir raison sur ce sujet. Il y a quand même un élément où je trouve ma définition utile. Dans ma définition, on est dans le deuxième acte tant que le protagoniste n'a pas atteint son objectif. C'est aussi simple que ça. Ça veut dire que non seulement il ne l'a pas atteint, mais qu'en plus il ne l'a pas abandonné, c'est hyper important. C'est une différence fondamentale avec un protagoniste qui n'a pas atteint son objectif, mais qui essaie toujours. À l'issue du climax, on doit comprendre que soit le personnage a atteint son objectif, et alors c'est réglé, soit il ne l'a toujours pas atteint, et cette fois-ci il l'abandonne.


Et s'il ne l'abandonne pas ? Il y a des fins ouvertes, du coup…

Yves Lavandier : C'est mal écrit ça ! (rire général)


Il y a plein de films comme ça…

Yves Lavandier : Ça dépend. Exemple : la pièce de théâtre En attendant Godot. Le protagoniste cherche à voir Godot. C'est une pièce de Beckett en deux grands actes. À la fin de la première moitié, au climax médian, un gamin arrive et dit : « Godot ne viendra pas ». Et les personnages décident de revenir le lendemain pour l'attendre. Rideau, on rouvre la scène avec le même décor, et ils se mettent à vivre la même chose. Qu'est-ce qu'on commence à comprendre ? Que les personnages sont là depuis une éternité, et que Godot ne viendra jamais. Rideau, la pièce est terminée. Les personnages n'abandonnent pas leur objectif, mais nous on l'abandonne pour eux. Ce cas de figure est quand même exceptionnel. Les règles devraient être assez souples pour faire du Tchekhov, du Richard Matheson, d'avoir un troisième acte un peu plus long comme celui des Lumières de la ville, de Casablanca… Le troisième acte de Cyrano Bergerac est plus long que celui de Hamlet parce qu'il y a encore des choses à résoudre. L'action est terminée, mais il y a des ironies dramatiques, ou une nouvelle action. C'est normal, c'est légitime…


Donc le troisième acte est super court ?

Yves Lavandier : Il y a des œuvres où il est hyper court. Chez Shakespeare il est toujours hyper court. Pourtant, il a des pièces de quatre heures. En fait je vous propose deux règles : avant l'objectif, pendant l'objectif, et après l'objectif, c'est pas compliqué. Mettez-vous à la place du spectateur. Il est bien installé, et il a envie d'entendre « il était une fois »… et il frémit d'avance. Il est bien disposé. S'il n'est pas cynique, il espère que ça va être bien raconté. Mais sa patience a des limites. Il n'a pas trop envie que vous passiez des heures à préparer votre histoire. Il a envie d'entendre « un jour,... », de savoir quel est l'incident déclencheur. Et après l'incident déclencheur, le personnage, dont on a cassé la routine de vie, se décide à faire quelque chose. C'est ça la durée du premier acte. Selon ce que vous racontez, si vous avez plein de personnages et de décors à introduire, ça va prendre plus ou moins de temps. Le premier acte d'Alien est très très long. Ensuite vient l'action. Vous terminez l'action : il n'y a plus de suspens. Vous avez répondu à la question dramatique, c'est fini. Vous croyez que le spectateur a encore envie de rester une demi-heure ? Lorsque le troisième acte commence, il y a des gens qui regardent où sont leurs sacs et leurs manteaux. C'est humain. Or si vous installez une grosse ironie dramatique, genre Roxane ignore toujours que Cyrano écrit les lettres, les gens voient bien que le deuxième acte est terminé. Mais ils ne regardent pas leurs sacs. Parce que les humains ont les mécanismes du récit à l'esprit de façon inconsciente. Ils savent qu'il y a un truc à résoudre. Ils vont attendre, mais bon, ils ne vont pas attendre trois plombes. Tout dépend de votre histoire, de ce qui a besoin d'être résolu… Oubliez les dogmes.


À partir de quand peut-on s'autoriser à sortir de la structure en trois actes ?

Yves Lavandier : Réponse : jamais ! (rire général). Je pense que les auteurs ont non seulement besoin d'un Anneau unique, mais d'un Anneau unique très simple, facile à appliquer (rire général). Que ce soit avec mon livre, ou celui de Truby, dites-vous qu'il n'y a pas d'Anneau unique, que ce ne sera pas parfait. Faites votre deuil de ça.


On est venus pour rien ! (Rire général)

Yves Lavandier : Si vous repartez avec l'idée qu'il n'y a pas d'Anneau unique, c'est déjà énorme !


Rendez-vous pour la fin de la rencontre le 12 octobre !

2 commentaires :

  1. "Yves Lavandier : Moi je préfère « Martin a peur » ! "

    Que ça me fait plaisir de lire ça ! ^^
    * déjà sortie *

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  2. Trop cool, l'interview !
    Merci Sycophante et bravo Hatsh !

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